Mourir pour la « hiérarchie des normes » ?

2016/06/29
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La paralysie de la France dans un conflit social cristallisé sur l’article 2 de la loi El Khomri paraît surréaliste. Pourtant l’enjeu est immense : la défense de la hiérarchie des normes. La « hiérarchie des normes » a été théorisée par le philosophe Hans Kelsen. Elle s’opposait principalement à la doctrine de la « décision souveraine » formulée par le philosophe nazi Carl Schmitt.

Alain LipietzAlain Lipietz, économiste (article est publiée dans politis.fr)

Elle affirme que même la démocratie ne peut voter n’importe quoi. Chaque norme juridique doit respecter une norme supérieure. Toute loi doit respecter la constitution et celle-ci une certaine conception des droits de la personne humaine.

Et au-dessus ? On admet que la loi de l’Union européenne domine les constitutions nationales. Face à l’article 2, la Charte européenne des droits fondamentaux et la directive européenne sur le temps de travail apparaissent en effet comme des garanties salutaires !

Le problème de la démocratie sociale

Mais la difficulté principale est l’articulation entre démocratie représentative et démocratie sociale. Nous sommes dans un pays « de droit romain » qui donne la primauté à la loi sur le contrat entre partenaires sociaux, ce qui n’est pas le cas des sociales-démocraties de l’Europe du Nord, « de droit germanique ». Notre hiérarchie, c’est : droits de l’homme – Constitution – loi – conventions collectives de branche – accords d’entreprise. Chaque étage constitue un minimum pour l’étage inférieur. La dynamique du progrès social était donc initiée par un accord d’entreprise « pionnier » puis devenait de par la loi un minimum, « effet cliquet » qui interdisait le retour en arrière et protégeait les pionniers d’une concurrence par « dumping social ».

La hiérarchie des normes a commencé à être érodée par la loi Aubry 2 qui stipulait que des accords de branche pouvaient déroger à la loi. Mais la loi El Khomri va beaucoup plus loin. Citons le justificatif : « La primauté de l’accord d’entreprise en matière de durée du travail devient le principe de droit commun. »

Où est le problème ? Tout simplement que dans les entreprises où le pouvoir collectif des travailleurs est faible, le contrat sera très défavorable, exerçant ainsi une concurrence vers le bas sur toutes les entreprises. L’effet cliquet a disparu.

C’est bien le but : s’aligner dans la concurrence internationale sur cette « course vers le bas » à coup de dumping social, qui fait rage depuis les années 80.

Comment font les autres ?

Ce choix est catastrophique pour l’avenir de la France dans la hiérarchie internationale. Car il existe une autre stratégie compétitive : la concurrence par la qualité et la productivité. Officiellement, c’est même la stratégie européenne, la stratégie de Lisbonne, la « compétitivité par la connaissance ». C’est plus concrètement la stratégie allemande, rhénane, scandinave.

Il se trouve que ces pays considèrent que, dans la hiérarchie des normes, le contrat passe avant la loi. D’où l’idée, répétée depuis des décennies par la CFDT, d’une supériorité congénitale du contrat sur la loi.

Mais on peut montrer que les pays qui choisissent cette stratégie doivent maintenir un effet cliquet « vers le haut ». À défaut de loi… c’est l’accord de branche ! En Allemagne, longtemps il n’y a pas eu de smic, à cause de la « primauté du contrat sur la loi » dans sa hiérarchie des normes. Mais en contrepartie, l’accord de branche est sacré.

Du coup il y a les « bonnes branches » (la métallurgie) et les « mauvaises branches » (les services, y compris la sous-traitance).

Autre problème pour les sociales-démocraties d’Europe du Nord : comme les conventions collectives sont de droit privé, la participation de toutes les entreprises est un fait social et non une obligation légale. Elle est remise en cause par la libre circulation européenne. En Suède, une entreprise estonienne s’est installée… sans participer à l’accord de branche, et donc en payant en dessous des tarifs syndicaux ! L’affaire fut portée devant la Cour de Justice Européenne, qui statua que l’entreprise estonienne en avait bien le droit (arrêt Laval). Mais elle précisa que si la Suède tenait tant à garantir un salaire minimum, elle n’avait qu’à voter une loi ! Même jeu avec des affaires équivalentes en Allemagne (arrêts Viking, Rufhert).

Bref, la hiérarchie des normes est nécessairement un peu plus complexe qu’il n’y paraît. Quand la CFDT prétend que la loi El Khomri renforce la démocratie sociale (réduite à la négociation contractuelle), elle oublie que même les « pays-bons-élèves du contrat » ont dû se résoudre à mettre en place un plancher législatif. Et surtout ne pas renoncer à la primauté des conventions collectives de branche !

L’autoritarisme vallsien

Le second problème avec la loi El Khomri, c’est la méthode. La hiérarchie des normes, française ou allemande, est le squelette des relations sociales et plus généralement du « vivre ensemble ». La remettre en cause implique soit une longue négociation, soit un acte d’autorité. Et dans ce second cas, on sort de la philosophie « Kelsen » pour la philosophie « Carl Schmitt », celle de la souveraineté sans limite du pouvoir politique, du « souverain » qui change la société par des lois d’exception. Carl Schmitt explique justement que le « souverain » est celui qui agit en état d’exception...

Je ne dis pas que Mme El Khomri ou M. Valls seraient nazis ! Mais le renversement brutal de la hiérarchie des normes « à la Carl Schmitt » fait logiquement système avec l’usage du 49.3 et la prolongation indéfinie de l’état d’urgence.

D’où, en face, la radicalisation des formes de lutte, et l’alliance, inimaginable même en 68, entre les syndicats, Nuit debout et les « casseurs ». Quand ni les sondages, ni les députés du propre parti majoritaire, ni les syndicats ne peuvent obtenir le respect d’une hiérarchie des normes quasi centenaire et s’enracinant dans une culture juridique millénaire, quand il n’y a plus de norme s’opposant au « souverain », alors sonne l’heure de la violence.